Pierre Penisson

composition - arrangement - théorie

L'octave et sa division

Introduction

Il est des choses qui nous sont si familières que nous ne les voyons plus. Le musicien contemporain, occidental mais pas seulement — tant il est vrai que la musique occidentale comme système a été considérablement diffusée à travers le monde, pour des raisons aussi bien intrinsèques (son efficacité, sa richesse) qu'extrinsèques (politiques et historiques) — n’interroge que rarement la division de l’octave en douze sons: l’échelle dodécaphonique. Cette échelle est une chose si évidente, si ancienne — plus ancienne que le christianisme lui-même, pour donner un ordre de grandeur signifiant pour l’Europe — que son évidence même occulte sa mise en questions. Cette division de l’octave a cependant été établie un jour pour des raisons précises. Depuis deux millénaires elle a été source de problèmes épineux pour les musiciens, les compositeurs et les théoriciens. Aujourd’hui encore, elle est à l’origine de difficultés de justesse entre des instruments de familles différentes comme les cordes et les vents ou les claviers. Cette passionnante question éclaire la recherche musicale qui anima Pythagore, Platon, Aristote et Aristoxène, lesquels ont su merveilleusement problématiser le fait musical.

Le débat engagé par ces quatre grands penseurs de l’Antiquité est celui de la nature de la musique, cet art si abstrait qu’il semble difficile d’en définir l’objet. La dimension naturelle des intervalles musicaux tels que proposés par Pythagore à partir des harmoniques pose la question des fondements de l’art musical. Est-ce une mise en art de "grandeurs" naturelles? Les intervalles se valent-ils tous? La qualification consonante ou dissonante des intervalles est-elle un pur produit de la practice ou est-elle appuyée sur une réalité acoustique naturelle? Ce débat a été poursuivi au XXe siècle par de nombreux penseurs, comme Pierre Boulez lorsqu’il se rallie aux arguments d’Aristoxène pour affirmer, appuyé à la sociologie structuraliste, que la perception des consonances et dissonances est pur acquis et qu’il serait possible de faire admettre de tout autres intervalles consonants à un sujet en l’isolant dès l’enfance.

Mais laissons là les expériences heureusement virtuelles de Pierre Boulez — qui rappellent celles de Frédéric II cherchant à découvrir la langue originelle — pour dévoiler les éléments acoustiques et mathématiques qui président à la division de l’octave.

La description mathématique des intervalles

Pythagore (580 - 495 avant J.C) n’a pas laissé d’écrits, mais l’école qu’il a fondée a transmis son savoir et ses découvertes et Porphyre rédigé sa biographie. Ses recherches couvrent l’ensemble du spectre intellectuel de l’époque (mathématiques, astronomie, philosophie, politiques), ses découvertes musicales ont été faites à l’aide d’une série d’expériences sur le plus simple des instruments à cordes: le monocorde.

Monochord
Monochord, from Wikimedia Commons

Vous devez savoir qu’un instrument à cordes a trois possibilités pour changer la hauteur d’une note: la tension, la longueur et la masse de la corde. Augmenter la tension, diminuer la longueur ou la masse linéaire d’une corde a le même effet: élever la hauteur du son émis par cette corde. Diminuer la tension, augmenter la longueur ou la masse linéaire de la corde a l’effet inverse: abaisser la hauteur du son émis par cette corde. Sur ces principes de base, tous les instruments à cordes modernes sont en mesure de jouer toutes les hauteurs possibles. Sur un violon par exemple, la masse linéaire différente des cordes de sol, ré, la et mi permet d’avoir des cordes de même longueur produisant des hauteurs différentes. Les clefs indépendantes permettent d’ajuster précisément la hauteur de chaque corde lors de l’accord de l’instrument. Enfin, le jeu de la main gauche, pressant la corde contre la touche, permet de changer la longueur de la corde pendant le jeu et de produire toutes les hauteurs intermédiaires.

Cependant, l’expérience de Pythagore repose sur un autre mode de sélection des hauteurs: la production d’harmonique. Il serait plus juste de parler de filtration que de production. En effet, les harmoniques que nous isolons sur une corde de longueur, tension et épaisseur fixes sont tous contenus dans la vibration totale de la corde et sont seulement isolés par la “production” d’harmoniques que nous allons examiner maintenant.

Jean-Philippe Rameau, Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels
Jean-Philippe Rameau, Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels, 1722
On peut y voir présentés les mêmes principes pour désigner les consonances, d’après les harmoniques naturels.

En effleurant la corde aux endroits qui la divisent par un nombre entier, il est possible de faire entendre des hauteurs différentes et toutes plus aigües que celle perçue lorsque la corde est laissée vibrante sur toute sa longueur. Ces hauteurs sont les harmoniques de la corde. Effleurer signifie que la corde n’est pas pressée contre la touche et sa tension reste inchangée, ainsi ni sa longueur vibrante ni sa tension ne sont altérées. La hauteur est donc changée par le fait que la fondamentale de la corde et les harmoniques inférieurs au nombre par lequel la vibration de la corde est divisée sont filtrés par l’effleurement du doigt sur la corde. Celui-ci empêche les longueurs d’onde plus grandes de sonner et ne laisse entendre que les longueurs d’onde qui sont des multiples entiers (placer le doigt au tiers de la corde laissera donc sonner les harmoniques de rang 3, 6, 9, 12, etc.). Ces divisions par nombre entier de la corde sont infinies, mais comme nous l’avons précisé plus haut, cette perception des harmoniques n’est qu’un filtre, et les limites de notre oreille en ce qui concerne les hauteurs et l’amplitude (la hauteur augmente et l’amplitude diminue à mesure que le nombre entier par laquelle la vibration est divisée croît) ne rendent perceptibles qu’un nombre fini d’harmoniques. Sur une corde de violoncelle, il est aisé de percevoir les neuf premiers harmoniques. Grâce aux mathématiques, il est possible d’extrapoler les harmoniques suivants. Nous travaillerons avec les 16 premiers harmoniques.

Pythagore a compris que les harmoniques obéissaient à un schéma mathématique. Par exemple, en posant son doigt au milieu de la corde, celle-ci se met à sonner à l’octave supérieure. Il en a déduit que le doigt divisait la vibration de la corde en deux parties égales. Chaque onde étant deux fois plus courte que la longueur totale de la corde, sa fréquence est deux fois plus élevée.

Le rapport entre longueur d’onde [L] et fréquence [f] est f=[vitesse du son dans l’air]/L; la vitesse du son s’exprime en m.s-1 et la longueur d’onde en m, la fréquence est exprimée en hertz.

Une corde peut donc vibrer sur toute sa longueur en une seule onde ou en deux, trois, quatre ou davantage d’ondes selon l’endroit où on place son doigt (à la moitié, au tiers, ou au quart de la corde). La fréquence de vibration de la corde s’en trouve divisée par le même nombre.

On constate que la division de la corde fait sonner des intervalles qui sont toujours les mêmes. Pythagore a proposé une interprétation qui s’est avérée: chaque fois que l’on divise la vibration d’une corde, celle-ci voit sa longueur d’onde divisée et sa fréquence multipliée par le même nombre (nécessairement entier). Pythagore n’avait pas les moyens de mesurer la fréquence d’un son, il a donc pris un nombre arbitraire: 1 pour la fondamentale et conclu que le premier harmonique serait 2, le second 3, le troisième 4, etc. Parmi ces harmoniques, il relèvera d’abord les octaves de la fréquence d’origine: 2, 4, 8, 16, 32, 64, 128, 256.

En faisant l’expérience de produire les harmoniques d’une corde, on s’aperçoit que les premiers correspondent approximativement à des notes (les harmoniques plus élevés sont eux tout à fait hors des douze demi-tons) dont on peut faire le relevé.

Sur une corde de do de violoncelle, l’harmonique de rang 2 est un autre do, celui de rang 3 un sol, en rang 4 un autre do, en rang 5 un mi, en rang 6 un sol, en rang 7 un si bémol, en rang 8 un do… Les intervalles créés de cette manière sont donc, à partir de la fondamentale, l’octave, la quinte, la tierce majeure et la septième mineure.

8 premiers harmoniques naturels de do

Pythagore constate que les fonctions mathématiques des intervalles qui séparent les harmoniques rejoignent la perception auditive. En effet, les intervalles comme les octaves, que tout un chacun peut reconnaître comme étant la reproduction de la même note, obéissent à une opération arithmétique. En l’occurrence, il faut multiplier ou diviser par deux la fréquence d’une note pour obtenir son octave supérieure ou inférieure. Dans l’exemple des harmoniques de do sur la corde violoncelle, on constate bien que les fréquences de do sont 1, 2, 4, 8, on peut donc en déduire que les suivantes seront 16, 32, 64, etc. Les fréquences de sol sont quant à elle 3, 6, les suivantes seront donc 12, 24, 48, 96, etc. On voit que l’opération arithmétique à laquelle obéissent les intervalles est la factorisation. L’unisson vaut donc 1, puisque le facteur 1 est la reproduction de la même fréquence, et l’octave 2.

Les autres intervalles issus de la succession des harmoniques peuvent être déduits aisément. La quinte, intervalle séparant les harmoniques de rang 2 et 3, vaut \( \frac{3}{2} \). La tierce majeure, séparant les harmoniques de rang 4 et 5, vaut \( \frac{5}{4} \). La tierce mineure vaut \( \frac{6}{5} \). On peut de même montrer comment la superposition d’une tierce majeure et d’une tierce mineure donne une quinte comme c’est le cas dans l’accord parfait majeur \( \frac{5}{4}\times\frac{6}{5}=\frac{5\times6}{4\times5}=\frac{6}{4}=\frac{3}{2} \).

L’échelle dodécaphonique

Pythagore, portail royal cathédrale de Chartres
Statue de Pythagore sur la porte de droite du portail royal de la cathédrale de Chartres.

L’échelle que Pythagore a créée à partir de ses découvertes est restée en usage en Europe jusqu’à nos jours, c’est l’échelle de douze demi-tons.

Pythagore propose une démarche scientifique: il tente de créer une échelle à partir de sa découverte des harmoniques naturels. Le premier harmonique permettant de construire une échelle de valeurs est la 5te; en effet, l’octave n’est à l’oreille que la reproduction de la même note. La 5te apparaît en harmonique de rang 3, elle sonne à la douzième de la fondamentale, sa fréquence est le triple de celle-ci. Pour obtenir un véritable intervalle de 5te, il faut prendre l‘octave inférieure de la 12e. Soit en termes de fréquence, étant donné que l‘octave est un rapport de 2 et la 12e un rapport de 3, la 5te aura un rapport de \( \frac{3}{2} \).

Voyons quelles notes nous donne une superposition de 5te:
Do Sol Ré La Mi Si Fa# Do# Sol## La# Mi# Si# Le Si# étant équivalent au Do, nous avons bien obtenu par ce procédé — en parcourant sept 8ves — les 12 demi-tons employés en musique (Do Do# Ré Ré# Mi Mi# Fa# Sol Sol# La La# Si).

Pythagore s’est alors livré au calcul suivant: il a comparé le rapport d’octave entre Do1 et Do8 avec le rapport de 5te entre Do1 et Si#7 dont on a dit qu’ils étaient à première vue équivalents.

Le rapport entre Do1 et Do7 est facile à établir: l'8ve étant un rapport de 2, sept 8ve forment un rapport de 2 multiplié par lui-même 7 fois, que l’on écrira \( 2^7 \).

Le rapport entre Do1 et Si#7 est de douze 5te, soit \( \frac{3}{2}\times\frac{3}{2}\times\frac{3}{2}… \) que l’on écrira \( \frac{3^{12}}{2^{12}} \).

\( 2^7=128<\frac{3^{12}}{2^{12}}≃129,7 \)

donc sept 8ves < douze 5tes

Le Si#7 est plus haut que le Do8. Ou autrement dit, les douze 5tes qui séparent Do1 du Si#7 sont un intervalle plus important que les sept 8ves qui séparent le Do1 du Do8. La nature ne se plie donc pas à l’échelle des douze demi-tons. La quinte acoustique ne peut pas former d’échelle se superposant à l’octave, la tentative de réconcilier observation de la nature avec pratique humaine paraît échouer. La différence entre ces deux intervalles de sept 8ves et douze 5tes s’appelle le comma pythagoricien.

Les tempéraments

Le comma empêche donc de créer une échelle composée uniquement de quintes acoustiques puisque celle-ci ne se superpose pas à l’octave. Ce constat de la non-concordance entre les intervalles acoustiques et les intervalles musicaux ne concerne d’ailleurs pas que la quinte. Nous nous sommes intéressés jusqu’ici à la quinte acoustique, mais la succession des harmoniques naturels offre bien d’autres intervalles.

16 premiers harmoniques naturels de do en demi-tons

Notez qu’il s’agit ici de la notation musicale généralement admise des 16 premiers harmoniques naturels. Elle a produit le mode dit harmonique notamment employé par Béla Bartók basé sur la succession des harmoniques de rang 8 à 14. Elle est non seulement approximative, mais surtout fausse. En effet, par définition, les intervalles séparant les harmoniques sont décroissants à mesure que l’on s’éloigne de la fondamentale, en effet, \( \frac{2}{1}>\frac{3}{2}>\frac{4}{3}>\frac{5}{4} \) etc. Or vous constaterez dans la quatrième octave d’harmoniques naturels — qui va donc de l’harmonique de rang 8 à l’harmonique de rang 16 — la succession d’intervalles suivante: ton, ton, ton, 1/2 ton, ton, 1/2 ton, 1/2 ton. Nécessairement éloignée de la réalité acoustique \( \frac{9}{8}>\frac{10}{9}>\frac{11}{10}>\frac{12}{11}>\frac{13}{12}>\frac{14}{13}>\frac{15}{14}>\frac{16}{15} \). La notation tempérée est la plus approximative pour les harmoniques de rang 11, 13 et 14. En utilisant les quarts de ton tempérés, on peut parvenir à une notation plus précise:

16 premiers harmoniques naturels de do en quart de tons

Dans ces harmoniques de do, nous allons isoler les tierces majeures et mineures. Les harmoniques de rang 4 et 5 font entendre une 3ce majeure. Les harmoniques de rang 5 et 6 font eux entendre une 3ce mineure. Sur le même principe que pour la quinte, voyons quelles sont les valeurs mathématiques de ces nouveaux intervalles. En ce qui concerne la 3ce majeure, on la trouve entre les harmoniques de rang 4 et 5, sa valeur est donc de \( \frac{5}{4} \). La 3ce mineure se trouve entre les harmoniques de rang 5 et 6, sa valeur est donc de \( \frac{6}{5} \). On trouve également d’autres quintes que celle comprise entre les harmoniques de rang 2 et 3, nous pouvons vérifier que toutes ces quintes sont identiques. La première quinte se situe entre les harmoniques de rang 4 et 6, sa valeur est donc de \( \frac{6}{4} \), la deuxième se trouve entre les intervalles de rang 6 et 9, sa valeur est donc de \( \frac{9}{6} \). On peut vérifier que \( \frac{3}{2}=\frac{6}{4}=\frac{9}{6} \). Ces trois 5tes sont donc identiques. Elles seront les trois degrés intangibles de la musique tonale, II, V et I.

Nous avons vu jusqu’ici les valeurs des intervalles ascendants. Les intervalles descendants sont tout simplement leur inverse. En effet, tout intervalle supérieur à 1 est ascendant, tout intervalle compris entre 0 et 1 est descendant. Ainsi, la 5te ascendante valant \( \frac{3}{2} \), la 5te descendante vaut \( \frac{2}{3} \).

Concernant les renversements d’intervalle, ils valent le double de l’inverse. En effet, le renversement d’un intervalle étant l’intervalle complémentaire de l’octave (la 6te mineure est bien l’intervalle complémentaire de l’octave de la 3ce majeure ainsi que son renversement, même chose pour la 4te et la 5te justes, la 2de et la 7e), le trouver revient à diviser l’octave par l’intervalle dont on cherche le renversement, soit le multiplier par l’inverse.

la 3ce majeure = \( \frac{5}{4} \), son renversement = \( 2\times\frac{4}{5}=\frac{8}{5} \)

On peut vérifier ce résultat dans la succession des harmoniques: sur do, on trouve bien un mi en harmonique de rang 5 et un do en harmonique de rang 8, ce qui confirme la valeur de la 6te mineure \( \frac{8}{5} \).

Nous avons isolé trois intervalles acoustiques:
la 5te juste = \( \frac{3}{2} \), la 3ce majeure = \( \frac{5}{4} \) et la 3ce mineure = \( \frac{6}{5} \).

Nous avons vu que Pythagore utilise la 5te pour la division par douze de l’octave, nous pouvons maintenant vérifier la concordance d’une superposition de 3ces majeures ou mineures avec l’octave.

Il faut trois 3ces majeures ou quatre 3ces mineures pour faire une octave.

trois 3ces majeures = \( \frac{5^3}{4^3}≃1,953125<2 \)
donc un intervalle de trois 3ces majeures est plus petit qu’une octave

quatre 3ces mineures = \( \frac{6^4}{5^4}≃2,0736>2 \)
donc un intervalle de quatre 3ces mineures est plus grand qu’une octave

Pour créer des échelles, les musiciens ont également confronté la 5te — qui comme nous l’avons vu est à l’origine de la division par douze de l’octave — à la 3ce majeure. Or, la 3ce majeure ne concorde pas non plus avec l’intervalle de 5te. En effet, lorsqu’on compare l’harmonique de rang 5 (la tierce majeure) à une superposition de quatre 5tes qui devrait donner un intervalle identique, on obtient:

4e harmonique = 5 < \( \frac{3^4}{2^4}≃5,06 \)
la superposition de quatre 5tes est donc plus grande que l’intervalle séparant la fondamentale de l’harmonique de rang 5 (la tierce majeure)

Clavier à 19 touches de Zarlino
Zarlino. Le istitutioni harmoniche, Venise, 1558
On peut voir les 19 touches du clavier, correspondant à chaque demi-ton: la, la#, sib, si§, do, etc.

La différence entre les deux est appelée comma syntonique.

On peut donc élargir le constat précédent: la superposition de quintes ne concorde ni avec une superposition d’octaves ni avec les premiers harmoniques.

Les réponses apportées à ces écarts entre les superpositions de quintes, d’octaves et de tierces furent multiples au cours de l’histoire et toujours en lien très étroit avec la musique pratiquée. Chaque solution consiste à sélectionner les intervalles qu’on juge les plus importants et les plus utilisés, afin de les rendre justes en sacrifiant ceux que l’on juge moins importants qui seront faux. On peut citer la solution de Pythagore lui-même, en vigueur jusqu’au XVIe siècle, qui consiste à rendre une quinte très fausse (d’un comma) afin que toutes les autres soient justes. Cette quinte s’appelle la “quinte du loup”, c’est dire si elle était infréquentable (il s’agissait de la quinte Sol# Mib). Le tempérament mésotonique consiste lui à favoriser la justesse des 3ces majeures, très fausses dans le tempérament pythagoricien (à cause du comma syntonique). Parallèlement, l’organologie a joué un rôle important puisque certains instruments peuvent jouer une note différente pour les dièses et les bémols et ainsi ne jouer que des intervalles justes. C’était le cas notamment de la famille des violons contrairement aux violes. Zarlino a même imaginé un clavier de 19 touches par octave, destiné à ne jouer que des intervalles justes.

Un autre théoricien, Nicola Vicentino, conçu l'archicembalo dont un exemplaire nous est parvenu. Ci-dessous, une interprétation d'une pièce sur une copie de l'instrument.

Diabolus in musica

Autre intervalle remarquable: le triton, ou quarte augmentée ou quinte diminuée. Les intervalles que nous avons examinés jusqu’ici, issus de la succession des harmoniques, ne divisent pas l’octave en parts égales. Et pour cause, il faut beaucoup s’élever pour trouver des harmoniques qui s’en approchent. Dans la deuxième et la troisième octave d’harmoniques, l’intervalle le plus proche du milieu de l’octave est la 5te. On constate pourtant qu’elle en est très éloignée si on la compare à son renversement la 4te pour se rendre compte qu’elles sont distantes d’un ton: \( \frac{3}{2}>\frac{4}{3} \).

Dans la quatrième octave d’harmoniques, l’intervalle séparant les harmoniques de rang 8 et 11 est noté “do fa#” par Bartók, mais cette notation est approximative. Son renversement est en effet \( \frac{16}{11} \), or \( \frac{11}{8}<\frac{16}{11} \). L’intervalle qui sépare ces deux intervalles est donc \( \frac{16}{11}\times\frac{8}{11}=\frac{12}{11} \), ce qui est plus grand qu’un demi-ton.

Dans l’octave cinq, on s’approche encore du véritable triton avec l’intervalle \( \frac{23}{16} \) qui est distant de son renversement \( \frac{32}{23} \) de l’intervalle \( \frac{32}{23}\times\frac{16}{23}=\frac{24}{23} \), très légèrement plus petit que le demi-ton, c’est encore considérable. La sixième octave d’harmoniques ne propose même pas d’intervalle plus proche de la moitié de l’octave que la cinquième.

La valeur mathématique de la moitié de l’octave est par définition l’intervalle qui multiplié par lui-même vaut deux, soit racine carrée de deux \( \sqrt{2} \). Or racine de deux est un nombre irrationnel, comme l’a également montré Pythagore. Il ne peut donc, par définition, être exprimé par un ratio. Or les intervalles des harmoniques naturels, on l’a vu, sont tous des ratios. Le triton n’apparaît donc jamais parmi eux, aussi loin que l’on établit les valeurs des harmoniques naturels, on s’approchera du triton sans jamais y parvenir. Le triton est une asymptote.

Le tempérament égal

Au milieu du XVIIIe siècle, la complexification de l’écriture musicale et la volonté de rendre la transposition possible dans tous les tons ont rendu nécessaire des tempéraments dits circulaires qui permettent toutes les transpositions (tempérament défendu par J.S Bach notamment par son recueil Das Wohltemperierte Klavier, Le Clavier bien tempéré, mais aussi J.P Rameau dans son Nouveau système de musique théorique, ainsi que Krinberger). Aujourd’hui cependant, les claviers sont accordés selon le tempérament égal.

La valeur du demi-ton dans le tempérament égal est facile à calculer: il suffit de chercher la racine 12e de 2. En effet, l’octave valant 2, sa division égale par 12 demi-tons est sa racine 12e, c'est-à-dire le nombre qui multiplié par lui-même 12 fois donnera 2.

\( \sqrt[12]{2}≃1,05946 \)

Si on compare la quinte naturelle avec son équivalent dans le tempérament égal (superposition de 7 demi-tons égaux), on obtient:

\( \sqrt[12]{2}^7≃1,49827<\frac{3}{2}=1,5 \)
la quinte juste tempérée est donc plus petite que la quinte acoustique

Si on s’intéresse maintenant aux 3ces majeures et mineures, on peut les comparer également avec leur valeur dans le tempérament égal. La 3ce majeure est une superposition de 4 demi-tons, la 3ce mineure une superposition de 3 demi-tons. Nous allons donc comparer \( \frac{5}{4} \) — la valeur de la 3ce majeure naturelle — à la superposition de 4 demi-tons tempérés, et \( \frac{7}{6} \) — la valeur de la 3ce mineure naturelle — à la superposition de 3 demi-tons tempérés.

\( \sqrt[12]{2}^4≃1,2599>\frac{5}{4}=1,25 \)
la 3ce majeure tempérée est donc plus grande que la 3ce majeure acoustique

\( \sqrt[12]{2}^3≃1,1892<\frac{6}{5}=1,2 \)
la 3ce mineure tempérée est donc plus petite que la 3ce mineure acoustique

D’une manière générale, les intervalles tempérés sont tous “faux” par rapport à leurs équivalents naturels, mais ils sont tous également “faux” ce qui permet la conservation des intervalles lors des transpositions.

La démarche de Pythagore est nouvelle et fondatrice en ce qu’elle substitue la pensée scientifique à l’expérience sensible qui prévalait jusqu’alors. Ces deux approches — expérience sensible et pensée scientifique — vont cohabiter ensuite tout au long de l’histoire de la musique occidentale. Composer c’est à la fois compter (les intervalles, les mesures, les temps, les notes, les accords, les degrés) et écouter (faire des choix à l’oreille, préférer tel motif, tel rythme, tel accord, tel enchaînement). Quand on fait la somme de tous les éléments naturels qui ont structuré la musique occidentale — l’accord de septième de dominante issu des intervalles des harmoniques naturels de rang 4 à 7, la division dodécaphonique de l’octave par la quinte naturelle, l’échelle diatonique faite par la superposition du même intervalle, la longue aversion pour la quinte diminuée, dimension irrationnelle, pour n’en citer que les principaux —, il paraît difficile de nier la place considérable qu’ils occupent. La position de démiurge dévolue à l’artiste au XXe siècle et les bouleversements rapides de l’Art ont pu le faire oublier. Auparavant, beaucoup de musiciens furent des théoriciens et cherchèrent à comprendre et à rationaliser leur perception musicale, dans le but de nourrir la musique de ces découvertes (Zarlino, Rameau, Bach, Marburg, Schœnberg…).

Aristote, Métaphysique, Livre 1, Chapitre V

Au temps de ces philosophes, et avant eux, ceux qu'on nomme pythagoriciens s'appliquèrent d'abord aux mathématiques, et firent avancer cette science. Nourris dans cette étude, ils pensèrent que les principes des mathématiques étaient les principes de tous les êtres. Les nombres sont de leur nature antérieurs aux choses; et les pythagoriciens croyaient apercevoir dans les nombres plutôt que dans le feu, la terre et l'eau, une foule d'analogies avec ce qui est et ce qui se produit. Telle combinaison de nombres, par exemple, leur semblait être la justice, telle autre, l'âme et l'intelligence, telle autre, l'à-propos; et ainsi à peu près de tout le reste. Enfin, ils voyaient dans les nombres, les combinaisons de la musique et ses accords. Toutes les choses leur ayant donc paru formées à la ressemblance des nombres, et les nombres étant d'ailleurs antérieurs à toutes choses, ils pensèrent que les éléments des nombres sont les éléments de tous les êtres, et que le ciel dans son ensemble est une harmonie et un nombre. Toutes les concordances qu'ils pouvaient découvrir dans les nombres et dans la musique, avec les phénomènes du ciel et ses parties, et avec l'ordonnance de l'univers, ils les réunissaient, ils en composaient un système. […] Or, voici quelle paraît être leur doctrine: le nombre est le principe des êtres sous le point de vue de la matière, et aussi la cause de leurs modifications et de leurs états divers; les éléments du nombre sont le pair et impair; l'impair est fini, le pair infini; l'unité tient à la fois de ces deux éléments, car elle est à la fois paire et impaire; le nombre vient de l'unité; enfin, le ciel dans son ensemble se compose, comme déjà nous l'avons dit, de nombres.

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