Pierre Penisson

composition - arrangement - théorie

La sixte augmentée

Introduction

L’accord de sixte augmentée est une harmonie “exotique”, elle semble sortie du désir des compositeurs sans être le fruit d’une échelle particulière ou d’une fonction particulière. Au même titre que la sixte napolitaine, elle nous renvoie à une conception pré-tonale de la musique. À une époque ou la composition polyphonique était un jeu de tensions et de résolutions permanent uniquement guidé par les rapports d’intervalles entretenus entre les voix elle-mêmes. L’échelle n’était alors qu’une référence initiale générale qui disparaissait dans la gestion de détail de l’écriture.

À l’origine de cet accord, il s’agit de l'amplification de la proximité de sixte vers octave. On comprend donc que le concept de fonction tonale n'était pas nécessaire aux musiciens pour utiliser cette “super-proximité” de sixte augmentée vers octave. Son emploi était pour eux une surenchère par rapport à la sixte majeure. Plus tard, la proximité de sixte majeure vers octave engendra les cadences parfaite et plagale tandis que l'usage de la proximité de sixte augmentée vers octave fut limité à la fonction d'emprunt à la dominante altéré. Nous étudierons cet emploi à travers les œuvres de Bach, Mozart et Schubert.

Au milieu du XIXe siècle, les compositeurs commencent à détourner la sixte augmentée de sa fonction d’emprunt à la dominante altéré. Nous verrons l’emploi qu’en font Brahms et Franck. Enfin, le jazz et les musiques latines emploieront massivement l’accord de sixte augmentée et son avatar, la substitution tritonique. Nous verrons en quoi cet usage est une continuité et un renouvellement des pratiques européennes.

La sixte augmentée dans le répertoire

Prélude BWV 881 de J.S Bach

Bach

Dans ce prélude tiré du deuxième livre du Clavier Bien Tempéré, la sixte augmentée se trouve sous la forme d’une sixte française. Il s’agit de sa présentation la plus dissonante. Bach fait entendre cet accord de manière très harmonique. Il paraît prendre un brutal virage vers les bémols à partir de la mesure 26 avec la minorisation du IInd degré qui semble entraîner très loin le parcours tonal pour finalement revenir tout aussi brutalement à Lab majeur par l’intermédiaire de la sixte française. La présence de cet accord se justifie donc sur plusieurs plans: formel d’abord puisqu’il précède la cadence finale de la première partie, fonctionnel ensuite puisqu’il permet le retour rapide à la tonalité. Cependant, sur le plan fonctionnel, il est impossible de déterminer si c’est la modulation brutale qui justifie l’emploi de la sixte française ou bien si l’emploi de la sixte française appelle la modulation brutale.

Ricercare a 6 BWV 1079 de J.S Bach

Dans le Riccercare à 6 de l’Offrande musicale, on peut voir deux sixtes allemandes dans l’exposition. Elles semblent toutefois ne devoir leur présence qu’au chromatisme du sujet. Cependant, Bach paraît soigneusement éviter d’employer l’accord dans le sujet, le réservant à la réponse. Il a préféré le second degré napolitain dans le sujet; la sixte allemande ne se trouve que dans la réponse. Ces deux harmonies — à l’emploi rare chez lui — sont placées ici dans la catabase qui articule le sujet, à l’endroit où l’accélération de la gamme chromatique précipite le sujet vers la formule cadentielle.

L’harmonie de sixte allemande, peut-être plus forte que le second degré napolitain, a donc été choisie pour clore l’immense exposition du riccercare.

L’emploi de la sixte allemande paraît peu intéresser Bach, mais on peut voir comme dans le précédent exemple à quel point l’articulation entre forme et fonction est si forte qu’on ne sait dire lequel déclenche l’autre. C’est ici l’accélération de la gamme qui provoque l’emploi d’une harmonie exotique (c’était le brusque passage dans les bémols dans l’exemple précédent) mais sa justification formelle est si forte qu’elle paraît après coup prendre le dessus.

Sonate K. 332 Finale, W.A Mozart

Mozart

Mozart, dans ce mouvement de sonate, présente un simple thème de forme antécédent conséquent. Le premier membre de phrase de quatre mesures est de proportion harmonique I – V – V – I, comme très souvent chez Mozart. Le deuxième membre de phrase est constitué d’une descente d’accords de sixtes, diatonique dans l’antécédent, chromatique dans le conséquent. C’est dans cette partie que l’on trouve deux sixtes allemandes, la première après un IVe degré mineur, la deuxième après un IVe degré majorisé. Deux remarques importantes à faire ici: la première est de constater que l’emploi de la sixte augmentée comme emprunt à la dominante sert à annoncer la cadence ; la seconde d’observer que la présence de l’accord dans l’antécédent et le conséquent montre qu’il est intégré au vocabulaire harmonique. Il n’est plus comme chez Bach un accord dont on réserve l’usage à un marquage formel, mais plutôt un emprunt à la dominante parmi d’autres. D’un point de vue formel pour Mozart, il est plus déterminant de passer d’une harmonisation diatonique à une harmonisation chromatique que d’utiliser tel emprunt à la dominante plutôt que tel autre. L’exact opposé de Bach. Du point de vue du langage harmonique, l’utilisation de l’accord de sixte augmentée comme emprunt à la dominante annonciateur de la cadence permet comme ici de rompre une marche harmonique modulante pour le retour dans le ton. Son usage est donc plus fonctionnel que formel. L’échelle est la phrase pour Mozart, la pièce entière chez Bach.

Don Giovanni Ouverture, W.A Mozart

Dans cet exemple tiré de l’Ouverture de Don Giovanni, Mozart utilise la sixte allemande pour son ambivalence avec l’emprunt au second degré napolitain. La marche ascendante d’accords de sixte le mène au second degré napolitain sous forme de sixte et quarte suivie de la sixte allemande: emprunt à la dominante de ré mineur, qui sonne exactement comme la dominante de mi bémol majeur (degré napolitain que l’on vient d’entendre: sib–ré–sol#, équivalent de sib–ré–lab). Mozart joue là avec l’ambiguïté de la sixte allemande.

Ces deux exemples montrent que Mozart emploie la sixte augmentée très différemment de Bach. Il utilise cette harmonie intégrée à son discours très facilement pour préparer la cadence. Il l’emploie quasi systématiquement avant une sixte et quarte contrairement à Bach et contrairement à beaucoup de compositeurs postérieurs.

Impromptu D.988 n°3, F SchubertImpromptu D.988 n°3, F Schubert

Schubert

Chez Schubert, dans cet impromptu, on constate une certaine similitude d’emploi de la sixte allemande avec Mozart: elle précède la sixte et quarte de cadence. Mais à l’opposé de Don Giovanni où la sixte allemande était l’aboutissement d’un parcours harmonique original (comme chez Bach), dans cet impromptu c’est la sixte allemande elle-même qui va déclencher un parcours harmonique inattendu. En effet, la première sixte allemande mesure 76 est utilisée de manière absolument classique: en venant d’un IVe degré minorisé, il l’utilise avant sa sixte et quarte de cadence. Mais l’utilisation de cet accord qui semble être une dominante va déclencher un parcours harmonique dans lequel chaque dominante se résout sur le ton homonyme de celui attendu: mesure 78, la dominante de Dob Majeur se résout sur Dob mineur (écrit Si mineur); mesure 79, la dominante de Sol Majeur se résout sur Sol mineur et enfin, mesure 80, ce qui semble être à l’oreille la dominante de sol mineur est en fait la sixte allemande emprunt à la dominante de Solb Majeur et se résout sur la sixte et quarte. Nous n’avons donc plus affaire à un compositeur qui crée un parcours tonal brutal pour justifier l’emploi d’un accord surprenant (ou qui utilise un accord surprenant en le justifiant par un parcours tonal brutal); mais à un compositeur qui surenchérit après une première ambiguïté par une série d’enchaînements inattendus. L’agogique harmonique est donc tout à fait différente de celle constatée chez Mozart et Bach.

Final, Symphonie 4 Op. 98, J Brahms

Brahms

Dans cet exemple pris au début du Finale de la IV Symphonie, Brahms nous propose une esquive de la sixte allemande mesure 5. Brahms la remplace ici par une 7e de dominante à l’état fondamental, puis la résout sur un premier degré avant de faire entendre une sixte française en lieu et place de la 7e de dominante sur le Ve degré qui suit à la mesure 7. L’intérêt de ce détournement réside dans l’utilisation de la sixte française comme dominante, au lieu de son usage habituel comme emprunt à la dominante. Détournement qui préfigure la substitution tritonique du jazz dans laquelle c’est cette fois une sixte allemande qui est substituée à la 7e de dominante sur le Ve degré.

Jusqu’ici, nous avons constaté une progression harmonique depuis le IVe degré en position d’accord de 6te vers l’accord de sixte augmentée. Le IVe degré mineur fait entendre un chromatisme: sixte majeure, sixte augmentée, fondamentale du Ve degré. Le IVe degré majeur en fait entendre un supplémentaire: celui de la basse (IVe degré majeur, IVe degré mineur, fondamentale du Ve degré). Nous avons vu cette progression chez Mozart (K. 332) et Schubert (D. 988). Dans la IVe Symphonie de Brahms, c’est cette même progression, tellement attendue, dont nous sommes privés. Dans l’exemple suivant, la progression vers la sixte augmentée se fait depuis la 7e diminuée de l’emprunt à la dominante. C’est donc un changement de perspective harmonique. César Franck choisit d’altérer la 7e diminuée emprunt au Ve degré en l’ayant déjà énoncée. Ce n’est plus la proximité du IVe degré mineur ou l’opportunité d’un chromatisme depuis le IVe degré mineur qui justifie l’altération de l’emprunt à la dominante. L’altération de l’accord devient gratuite.

Accord de Tristan, Tristan und Isolde, R Wagner

L’accord de Tristan

Peu d’œuvres ont marqué l’histoire de la musique comme Tristan und Isolde, composé par Richard Wagner entre 1857 et 1859. Dans le célébrissime prélude, l’accord initial — aboutissement de la phrase des violoncelles — a tellement marqué son temps qu’il a été baptisé accord de Tristan. Des pages entières ont été écrites sur lui. Sur le temps, cet accord fait entendre l’enharmonie d’une septième mineure à quinte diminuée fa lab dob mib. Mais l’orthographe de Wagner, choisie à dessein, révèle au contraire une sixte française avec appoggiature au hautbois fa la si ré# avec sol# appoggiature de la. J’ignore pourquoi nombre de musicologues s’obstinent à ignorer l’orthographe des compositeurs. On a des exemples chez Chopin ou Ravel dans lesquels l’orthographe n’est pas respectée par souci de simplifier la lecture à destination des pianistes (un choix discutable qui pourrait être réexaminé aujourd’hui par les éditeurs, au même titre que certaines tonalités du clavier bien tempéré comme ré# mineur au profit de mib mineur), mais généralement, elle est parfaitement explicite. Ici, Wagner écrit une sixte augmentée — emprunt à la dominante altéré — précédant la dominante de la, le ton du prélude. C’est tellement simple et évident, que je ne peux comprendre la logique qui justifierait de s’attarder sur l’enharmonie d’un accord dont l’appoggiature n’est pas encore résolue.

Il faut toutefois expliquer pourquoi elle ne se résout pas tout à fait normalement sur la septième de dominante qui suit. On trouve bien la basse fa-mi au basson 2 et le chromatisme ré#-ré§ au cor anglais, mais pas le la qui s’enchaîne généralement sur la sensible, ici sol#. Au contraire, c’est le si du basson 1 qui se résout sur la sensible. La nécessité est générée ici par la ligne chromatique du hautbois 1, amorcée par l’appoggiature sol# du la sur la sixte française, qui se prolonge sur le la# appoggiature du si, quinte de la septième de dominante. Évidemment, le la ne pouvait pas redescendre bêtement sur le sol#, unisson de son appoggiature, il poursuit donc son élévation chromatique jusqu’au si et rend nécessaire l’enchaînement du si au sol# au basson 1 pour compléter la dominante. Cette ligne chromatique ascendante répond à la ligne chromatique descendante des violoncelles qui précède la sixte française, exprimant sans doute le tourment contradictoire dans lequel le désir amoureux plongera les protagonistes.

Frédéric Chopin

Chopin est un assez bon représentant de l’usage coloriste de la sixte augmentée. On trouvera notamment dans son œuvre des sixtes françaises. J’aime beaucoup cet exemple tiré de la troisième étude Op. 10 dans lequel il recrée ce mouvement contraire si emblématique de la sixte augmentée que l’on pouvait entendre chez Mozart. Cette fois cependant, il s’entend depuis un emprunt à la dominante +6. La basse produit une catabase chromatique do#, do§, si dominante, pendant que la voix supérieure s’élève du mi septième jusqu’au sol# sixte de la sixte et quarte de cadence. Et tant pis si ce mouvement fait monter la septième mi, le mouvement contraire est trop beau pour y résister. On peut aussi considérer que la résolution de cette septième est préservée bien que longuement différée puisque la partie supérieure finit par la faire entendre, en noire avec un accent, pour produire une cadence rompue. On le voit, Chopin est un contrapuntiste hors pair qui sait merveilleusement exploiter les tensions d’intervalle. Ici, on part d’une neuvième do# mi emprunt à la dominante +6 et on revient à une neuvième do# mi VIe degré de la cadence rompue. On tourne en rond, mais tout a changé entre temps. Et au passage, admirez le mouvement de la basse lorsque la sixte et quarte se résout sur la dominante pour la cadence rompue. Chopin ne reste pas sur la basse si, il amorce le balancement de la basse qui va l’entraîner pendant toute la coda. Il efface de cette façon le sentiment de la cadence rompue.

Sonate pour Violon, C Franck

César Franck

Au début de sa sonate pour Violon et Piano, César Franck utilise la sixte augmentée comme pivot vers la dominante. Il revient une première fois sur le Ier degré avant de résoudre la sixte augmentée sur la dominante. La fonction de la sixte augmentée (ici une sixte allemande) est inchangée, mais sa résolution naturelle est esquivée une première fois. On retrouvera cette même pratique dans certains standards de jazz (un peu plus loin, l’exemple du pont de Pink Panther de Henri Mancini).

Concerto pour Violon, P.I TchaïkovskyConcerto pour Violon, P.I Tchaïkovsky

Tchaïkovsky

Tchaïkovsky, dans l’introduction orchestrale du Concerto pour violon en Ré Majeur, intègre quant à lui complètement la sixte française à son langage harmonique. Il s’agit d’un emprunt à la dominante, au même titre que la 7e de dominante et la 7e diminuée. Le compositeur choisit l’une ou l’autre de ces harmonies selon la couleur qu’il souhaite.

La sixte augmentée revêt ainsi des formes et des rôles très variables selon les compositeurs et les époques. Chez Mozart, elle est presque toujours enchaînée à une sixte et quarte, chez Bach et Schubert elle constitue un marqueur formel très fort, chez Tchaïkovsky elle est complètement intégrée au langage. Brahms et Franck se livrent à des détournements de son utilisation habituelle. On retrouve ces différences dans les musiques issues des musiques savantes européennes. Dans les exemples qui suivent, nous verrons comment Henri Mancini et Noro Morales utilisent la sixte augmentée, en référence aux exemples que nous venons de voir. L’influence de la musique française fin XIXe / début XXe se fait sentir dans le standard de Mancini, et les origines baroques des structures tonales de la musique cubaine peuvent se voir dans le bolero de Morales.

Pink Panther, Henry ManciniPink Panther, Henry Mancini

Henry Mancini

La grille harmonique du thème Pink Panther est organisée autour de la sixte allemande. L’orthographe de la sixte allemande en jazz est différente de celle de la musique savante: les jazzmen utilisent l’enharmonie de la sixte augmentée avec la 7e mineure pour en simplifier l’écriture. Dans Pink Panther, la sixte allemande sera donc notée C7 dans la partie en Mi mineur (do-mi-sib, enharmonie de la sixte allemande do-mi-la#) et Eb7 dans la partie en Sol mineur (mib-sol-réb, enharmonie de mib-sol-do#). Dans la première partie, la sixte allemande est utilisée en alternance avec la substitution tritonique F7 contre le Ier degré. Dans la première partie, on retrouve une utilisation “autonome” de la sixte augmentée (comme dans l’exemple de César Franck), détachée de sa résolution sur la dominante. Dans la seconde partie, la sixte augmentée est employée à nouveau comme balancement avec le Ier degré avant de servir d’emprunt à la dominante mesures 28 et 33.

Campanitas de CristalCampanitas de Cristal

Noro Morales

Dans ce Bolero, Noro Morales — pianiste portoricain de la première moitié du XXe siècle — place trois accords de sixte augmentée: tous situés en fin de section. Nous retrouvons donc une utilisation formelle de cette harmonie: l’auteur la réserve pour appuyer les sections de sa pièce. L’héritage baroque de la musique cubaine explique cette similitude d’emploi.

La sixte augmentée dans les traités

L’utilisation de la sixte augmentée traverse toute la musique tonale occidentale. Sa fonction d’emprunt à la dominante est quasi systématique. Son emploi a été théorisé très tôt.

Observons d’abord le tableau des accords de Reicha.

Tableau de classification des accords, Anton Reicha

Une première chose à noter, Reicha propose à la page 8 de son traité un tableau contenant l’ensemble des accords tonaux. Ce tableau est contestable à plusieurs titres, notamment l’accord n°13 que l’on considérerait davantage aujourd’hui comme une 7e de dominante avec altération de la 5te. Mais cette volonté de commencer par décrire en quelque sorte l’“alphabet” harmonique, si logique qu’elle soit dans un contexte de musique fonctionnelle qui s’affirme, n’en est pas moins remarquable par son contraste avec la pratique pédagogique actuelle. Combien de temps passe aujourd’hui l’étudiant en cours d’écriture avant que son professeur n’évoque toutes les harmonies tonales? Doit-on lui faire ignorer les accords de 5te augmentée de Bach, Mozart, Schumann — tous différents par leur fonction (sur le IIIe degré mineur chez Bach, sur la dominante chez Mozart, sur le Ier degré chez Schumann) — et espérer qu’il ne les rencontre pas avant de les avoir abordés en cours? Ou au contraire, le professeur d’écriture ne doit-il pas offrir à comprendre l’harmonie fonctionnelle à l’élève avant de contextualiser l’utilisation de ces accords dans les différents styles?

Les accords de sixte augmentée sont au nombre de deux dans le tableau de Reicha: la sixte allemande qu’il appelle sixte augmentée et la sixte française qu’il appelle quarte et sixte augmentée. C’est assez logique puisque la sixte italienne peut effectivement être considérée comme un accord incomplet: la sixte allemande sans sa 5te ou la sixte française sans sa 4te.

Dans The Art of Accompaniment from a Thorough-bass, Arnold rassemble et compare un certain nombre de traités de basse continue du XVIIe et XVIIIe siècle. Le principal d’entre eux est celui de Marburg, Thorough-bass and Composition hand-book. Il commence par décrire les trois accords de sixte augmentée: les sixtes italienne, allemande et française.

§1 There are three chords loch contain an augmented Sixth, all having their natural seat on the sixth degree (Submediant) of the minor scale. They consist, respectively, besides the Bass, on (1) the major Third and augmented Sixth (sometimes known as the "Italian Sixth"), (2) the major Third, augmented Fourth, and augmented Sixth (or "French Sixth"), and (3) the major Third, perfect Fifth, and augmented Sixth (or "German Sixth").

Il s’intéresse ensuite à leur description théorique: tout d’abord, il explique que Marburg considère chacun de ces accords comme le renversement d’un accord “virtuel”. Il les décrit comme étant nécessairement un renversement produisant à la basse un mouvement de seconde descendante vers la dominante (2e renversement pour la sixte française, 1er renversement pour la sixte allemande). Nous avons pourtant vu dans l’exemple du prélude en Fa mineur de Bach une sixte française en position de 1er renversement. Bach exploite un mouvement de basse ascendant vers la dominante et non descendant.

Mais le fait que Marburg le considère comme un renversement nous donne une fonction pour cet accord: la sixte française a pour fondamentale le IInd degré, la sixte allemande le IVe. Il considère que la sixte augmentée participe à la fois du ton principal et du ton de la dominante. C’est en cela qu’on peut le considérer comme un accord “virtuel”. Dans son exemple, en La mineur, la sixte italienne fa-la-ré# participe à la fois de La mineur pour le fa§ et de Mi pour le ré#. Pour Marburg, l’appartenance du ré# à Mi en fait la sensible de la dominante. Mais il ajoute que le fa§ fait référence à La mineur. C’est pourquoi il décrit cet accord comme “virtuel” ou “composite” car élaboré à l’aide de deux principes de construction opposés: un principe absolu, celui d’une dominante (il considère donc le ré# comme une sensible) et un principe relatif, celui qui permet de construire les autres degrés d’une tonalité, relativement à l’échelle considérée (ainsi, on trouve le fa§ à la place du fa#). Marburg nous permet donc d’émettre l’hypothèse que la fonction de la sixte augmentée est un emprunt à la dominante altéré. La sixte italienne serait ainsi le premier renversement d’une 7e de dominante sans fondamentale altérée, la sixte allemande le premier renversement d’une 7e diminuée altérée et la sixte française le second renversement d’une 7e de dominante altérée.

Exemples de sixtes augmentées chez Marpurg

The explanation of the augmented Sixth has always been a problem to theorists. To preserve the uniformity of his system, Marpurg classifies all three chords as inversions of (admittedly) non-existent Triads, which he calls "mixed", inasmuch as they contain intervals characteristic of two different keys. Thus, the "Italian Sixth" #d-a-f, hypothetically based on the "mixed" Triad a-f-#d, belongs (he tells us) to the key of A minor in virtue of the §f, and to E minor in virtue of the #d, though, as far as its actual employment is concerned, it belongs to the former key alone.
There seems, however, little difficulty in the way of supposing that the augmented Sixth owes its origin to the anticipation of a passing note (anticipation transistus), a process introduced at either end of the chord, as in the following examples. In example 1b it will be observed that there is a transitory modulation to the key of E major.
If the passing notes in both examples are anticipated (example 1c), we get the augmented Sixth as an apparent constituent of the harmony:
The same explanation would, of course, apply equally when the augmented Sixth is associated with the augmented Fourth, or the perfect Fifth, in addition of the major Third.

Schœnberg aborde lui la sixte augmentée comme une transformation du IInd degré. Il recherche une cohérence fonctionnelle parmi les accords qui préparent à la dominante en essayant de tous les relier au IInd ou au IVe degré. Ainsi, il estime l’état fondamental de l’accord comme étant celui d’une superposition de tierces, à la différence de Marburg et Reicha pour qui l’état fondamental de la sixte augmentée est celui qui fait entendre une sixte augmentée depuis la basse. Schœnberg désigne donc par second degré tous les accords comportant les notes de la 7e sur le IInd degré — sans considérer leur nature. On y trouve donc le IInd degré naturel (7e mineure ou 7 5), le IInd degré mineur (dans une tonalité majeure), l’emprunt à la dominante (7e de dominante ou 7e diminuée, considérant celle-ci comme 9e de dominante mineure sans fondamentale), la sixte napolitaine et enfin les sixtes augmentées. Sa théorie, bien qu’apparemment imprécise, a l’avantage d’être générale:

Transformations of the second degree (II)
"Transformations" of the second degree result from the influence of D, SD and sd (for subdominant minor see Chapter VII). Under the influence of D, the [minor] third of II is substituted for, as discussed under Artificial Dominants (p. 28), by a major third. Substituting for the fifth of II a tone from sd or t produces a diminished triad. Most of these transformations are employed as seventh and ninth chords.

Il explique donc logiquement la construction de la sixte augmentée par l’utilisation dans un même accord de plusieurs principes d’élaboration: la tierce majeure vient de l’accord de dominante, la 5te diminuée du second degré 7 5.

Structural functions of harmony, Schœnberg, example 50

In exemple 50c both D and sd are operative. The same is the case in 50d, 50e and 50f, while 50g, the Neapolitan sixth chord, is borrowed unchanged from sd where it is a natural VI. All the forms in d, e and f are basically ninth chords, though in their normal use the root is omitted. Diminished seventh chords, as 50d, were formerly considered seventh chords on natural or artificial leading tones. Accordingly a diminished seventh chord in c minor (b-d-f-ab) would be considered to be on VII and, worse, 50d would be considered as based on a "substituted" root (f#), an assumption which must be rejected as nonsensical. Besides the progressions VII-I and IV-V then look like deceptive progressions, while their function as V-I and II-V is truly authentic. Registering every diminished seventh chord as a ninth chord on II (or V, or any other degree), root omitted, prevents it being used as a "Jack-of-all-trades" and enforces consciousness of the structural functions of the root progressions.

Structural functions of harmony, Schœnberg, example 51

Several forms of these transformations can be used in succession; chromatic progressions are helpful here. Change of notation is sometimes advisable but should not obscure the reference to the degree of the scale.

Les exemples qu’il nous donne nous montrent que le renversement de la sixte augmentée lui importe peu. Il la traite comme un accord de dominante altéré indépendamment de la cadence.

Les différences entre ces traités tiennent davantage du vocabulaire que de l’essentiel. Tous décrivent un accord composite: un accord qui tient à la fois du IVe mineur ou du IInd mineur et de l’emprunt à la dominante. De ces deux origines, il faut en choisir une si on souhaite attribuer une fonction à cet accord. Schœnberg a eu l’intelligence de créer une grande famille d’“accords de préparation de la dominante”. Catégorie dans laquelle il place bien sûr les accords de sixte augmentée. Seulement cette classification est trop imprécise pour le professeur d’écriture qui doit catégoriser plus précisément les accords. D’autre part, elle ne permet pas de décrire l’accord de sixte augmentée de l’exemple tiré du Finale de la IVe Symphonie de Brahms dans lequel l’accord de sixte augmentée a une fonction de dominante. La question reste alors, la sixte augmentée est-elle un IVe ou IInd mineur altéré ou une dominante altérée?

La sixte augmentée en cours d’écriture

Mouvement lent de la Sonate pour Piano K. 330 Mozart

On a pu voir l’évolution de l’utilisation des accords de sixte augmentée. Sa place dans les œuvres est variable. On a vu également que les théoriciens s’accordent eux pour la décrire comme un emprunt à la dominante altéré. Il me faut rappeler ici qu’elle est souvent enseignée comme un IVe degré altéré (pour la sixte allemande) et comme un IInd (pour la sixte française). Pourquoi ce choix? Certainement pour mettre les élèves dans le bon chemin lorsqu’ils sont confrontés pour la première fois à cet accord. Dans un style Mozart assez simple — tel qu’on le pratique pour aborder le style classique en écriture —, la couleur de la sixte augmentée peut en effet facilement s’entendre depuis le IVe degré mineur. Comme on peut le voir dans cet exemple issu du mouvement lent de la sonate pour piano K. 330, la sixte augmentée prend non seulement la place du IVe degré mais elle peut également lui succéder pour profiter du chromatisme vers la sensible. Le choix de cette fonction pour l’accord de sixte augmentée répond à un souci d’efficacité pour faire entendre rapidement aux étudiants la sixte augmentée à partir du IVe degré. Il paraît plus simple en effet de faire entendre l’altération de sixte à partir d’un premier renversement de IVe degré mineur, que de faire entendre l’altération de 5te d’une dominante (sixte française) ou de 3ce d’une 7e diminuée (sixte allemande). Mais si cela paraît plus simple et plus efficace dans le cadre restreint de l’apprentissage du style Mozart dans la classe d’écriture, il me paraît contestable dans un cadre plus élargi dans un contexte tonal XVIIe – XXe siècle.

Faut-il alors présenter la sixte augmentée de façon à ce qu’elle soit applicable dans tous les contextes tonaux? Ou au contraire faut-il la présenter de manière à ce qu’elle soit efficacement comprise et exploitée dans le style étudié?

Même si on ne peut préjuger de ce que vient chercher un étudiant dans les classes d’écriture, on peut émettre un certain nombre d’hypothèses générales quant à son profil. Il est musicien, ce qui signifie qu’il ne découvre pas seulement la musique à travers la classe d’écriture, mais également dans sa pratique instrumentale, en solfège, en analyse, en histoire de la musique, en orchestre ou dans ses travaux personnels. L’étudiant de la classe d’écriture n’est pas captif. À travers sa pratique musicale, il aura certainement l’occasion de trouver une sixte augmentée qui sorte du cadre du style Mozart de son cours d’écriture. Si l’explication de son professeur d’écriture se limite au style Mozart, l’étudiant ne sera pas armé pour comprendre la sixte augmentée dans toutes ses présentations. Je prétends au contraire qu’il vaut mieux prendre le risque de produire un discours plus général qui puisse être une base théorique valable pour un grand nombre de musiques. Car, de toutes les manières, l’outil théorique devra toujours laisser la place, pour l’étude des styles, à la pratique et surtout à la connaissance du répertoire. Il ne sera donc pas nécessairement si préjudiciable à l’étudiant de recevoir un discours théorique plus large.

La classe d’écriture semble souffrir d’une maladie française qui consiste à confondre savoir et évaluation. Le but affiché de la classe d’écriture étant d’offrir une technique d’écriture musicale et une connaissance des styles, la préparation de la mise en loge ne doit pas prendre tout l’espace pédagogique. La mise en loge est une évaluation et non pas un apprentissage, il me paraît y avoir un problème si le discours produit en cours d’écriture consiste à préparer l’élève à réussir au mieux son épreuve au détriment de sa connaissance.

Il me semble tout à fait légitime d'apprendre la sixte augmentée en travaillant sur le style Mozart. Sur un plan technique — car il en fait une utilisation très formelle et donc facile à apprendre — comme sur un plan historique, car c'est le premier à en avoir une utilisation très “stéréotypée” en la plaçant avant une 6te et 4te de cadence. Cependant n’est-il pas problématique de laisser l'élève envisager l'emploi de la sixte augmentée uniquement par rapport à la 6te et 4te car c'est une utilisation qui est très propre à Mozart et qui constitue finalement une exception comme on a pu le voir dans les exemples? Le professeur doit donc exposer l’utilisation générale de la sixte augmentée quand bien même il la ferait travailler d’abord dans le style Mozart. Le rôle du professeur d’écriture musicale dans notre paysage contemporain doit être celui qui tisse des liens entre les différentes musiques, non seulement savantes, mais plus largement tonales. Le professeur d’écriture doit offrir les outils qui permettent à chacun de penser la musique tonale dans sa pratique musicale. Il se doit, à mon sens, de parler de substitution tritonique, de sixte allemande, française, italienne.

Dans l’exemple qui nous occupe, l’emploi de la sixte augmentée a eu une telle descendance aux XIXe et XXe siècles qu'un étudiant en écriture doit en avoir une vision la plus juste possible. La perméabilité entre les musiques tonales (on a pu voir l’usage de la sixte augmentée en jazz, en tango, dans les musiques cubaines et brésiliennes à travers quelques exemples) fait du professeur d’écriture une pièce centrale du conservatoire d’aujourd’hui. C’est à lui que revient d’expliquer l’évolution d’une pratique rythmique, harmonique, mélodique, contrapuntique, formelle sur un peu plus de trois siècles de musiques savantes européennes, mais également à travers le monde. Qui d’autre que lui peut tisser ces liens si indispensables aujourd’hui entre les différentes musiques tonales? Il doit faire synthèse dans le temps et dans l’espace. L’espace musical d’aujourd’hui ne se réduit plus à l’Europe, il s’étend par delà les mers partout où l’occident a essaimé ses structures musicales. La curiosité d’un étudiant de conservatoire le poussera vers des voyages inattendus: voyages dans le temps, à une époque où la musique tonale n’était pas fixée, voyages dans l’espace vers les musiques américaines, le tango, le jazz, la rumba et la samba. Le professeur d’écriture se doit alors de devancer ces recherches et de proposer une double lecture technique et stylistique cohérente. Baser l’explication de la sixte augmentée sur le style Mozart tel qu’il est pratiqué en classe d’écriture ne paraît pas alors correspondre à cet objectif.

Schœnberg, Marpurg et Karl Phillip Emmanuel Bach se rejoignent dans leur analyse de la sixte augmentée sur le constat qu'il s'agit d'un accord composite. Un accord qui fait simultanément appel à plusieurs principes pour sa construction. Ce qui est très rare. Un accord répond généralement à un seul principe d'élaboration: soit il est le produit d'une échelle (Ier, IInd, IIIe, IVe, Ve degré sans sensible et VIe degrés) ou fait référence à une échelle (emprunt mineur du IInd et du IVe degré), soit il est le produit d’une construction “absolue” et non plus relative (tous les accords de dominante, 7e, 9e, 7e et 5). Parfois, les compositeurs jouent sur le trouble que représente l'utilisation d'un accord “absolu” dans un contexte “relatif” (comme dans l'emploi de l'accord de 7e 5 sur VIe degré comme accord de passage entre deux Ve degrés, accord résultant en fait de l'utilisation de l'échelle mineure mélodique ascendant comme dans cet exemple tiré de la Toccata en Do mineur BWV 911).

Toccata BWV 911 J.S Bach

D'autres accords complexes comme celui de 5te augmentée sont le résultat de l'utilisation d'une note étrangère, retard ou note de passage, ou encore d'un chromatisme (comme chez Schumann dans l’Adagio et Allegro Op. 70 pour cor et piano). Mais l'accord de sixte augmentée est sans doute un des très rares exemples d'accord composite. En effet, celui-ci tient à la fois de la dominante — accord “absolu” — à cause de sa sensible, mais il contient également les altérations mineures de la tonalité principale à la dominante de laquelle il emprunte ce qui en fait également un accord “relatif”.

Le présenter comme accord composite apparaîtra sans doute insuffisant pour le style Mozart. En effet, il faut également montrer comme il vient “éthymologiquement” du IVe degré dont il prend la place, le rôle cadentiel et la présentation. Il faudra peut-être produire un surcroit d’explications pour amener l’élève à correctement exécuter la sixte augmentée chez Mozart. Mais il me semble que ce petit sacrifice en vaut la peine. Il ne faut pas avoir peur de tenir un discours complexe, je pense au contraire qu’il faut affronter cette difficulté et armer l’élève pour comprendre.

Lorsque j’ai étudié pour la première fois la sixte augmentée, j’avais la sensation que cet accord recelait un champ de possibilités immense et mystérieux, un arbre cachant la forêt. Quand je me suis penché sur la question et que j’ai découvert un usage plus restreint que je ne le croyais d’abord, j’ai compris que c’était le manque d’explications qui avait provoqué cette illusion.

Stéphane Delplace

Le premier exemple théorique que j’ai choisi était le tableau des accords de Reicha. Je le trouve intéressant également pour ce qu’il dit de la volonté du théoricien: cartographier exhaustivement les harmonies tonales, ne pas laisser volontairement de zones d’ombres à l’étudiant, lui donner d’amblée les outils pour comprendre la musique tonale. Cette volonté peut nous échapper dans l’application d’une pédagogique linéaire à travers les styles. Au contraire, l’étude des styles ne doit pas empêcher d’être technique et général dans les explications.

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