La dominante secondaire de Schumann, une approche diachronique
Robert Schumann est un des compositeurs emblématiques de l’enseignement de l’écriture. C’est par lui que l’élève découvre généralement les styles du XIXe siècle. C’est également un style incontournable pour les épreuves d’entrée au conservatoire supérieur et souvent pour les DEM d’écriture. Les éléments harmoniques qui caractérisent le vocabulaire de Schuman sont très nombreux, l’utilisation du IInd degré mineur chiffré 4/3, l’abaissement du VIe degré en majeur ou encore l’abondance des emprunts en sont quelques exemples.
La dominante secondaire apparaît aux yeux du professeur d’écriture et de son élève comme une signature, une invention du compositeur, on discutera cette idée ici. Elle sert à mon avis principalement l’objectif de compléter la palette des emprunts possibles en majeur en offrant la possibilité d’utiliser les emprunts aux IIIe, VIe et VIIe degrés, j’expliquerai en détail ce que j’entends par là. Mon approche consistera à proposer une analyse de la dominante secondaire et de l’emprunt secondaire à partir de la cadence rompue mineure. J’espère ainsi faciliter la compréhension de cet objet exotique à l’élève d’écriture, lui offrir une ressource supplémentaire pour le conserver en mémoire et lui permettre de transposer cette harmonie dans des styles antérieurs et postérieurs, comme nous en verrons quelques exemples.
Les résolutions de la dominante dans le contexte d’une cadence
La dominante peut trouver quatre résolutions dans le cadre de la cadence. Je laisse volontairement ici tous les exemples plus rares de cadences évitées tels que les VIe degrés sous forme de 7e majeure ou les emprunts au IVe degré quel que soit leur chiffrage. Ces quatre résolutions sont le Ier degré majeur, le Ier degré mineur, le VIe degré mineur et le VIe degré majeur.
On constate qu’il n’y a qu’une seule constante parmi tous ces enchaînements : la tonique. En effet, la sensible et la quinte s’y résolvent toujours. Il s’agit de la réminiscence dans la musique tonale de la proximité de 6te majeure vers 8ve, élément constitutif de la cadence parfaite du faux-bourdon à l’époque carolingienne. En utilisant un vocabulaire moderne, on peut dire que la seule résolution possible de la sensible est à la seconde mineure supérieure, poussée qu’elle est par la quarte augmentée ou tirée par la quinte diminuée. En outre, une dissonance ne saurait se résoudre de façon ascendante par un intervalle plus grand.
Par contraste, toutes les autres composantes de la dominante possèdent deux ou trois possibilités de résolution. La 7e peut se résoudre sur la seconde inférieure majeure ou mineure, la basse peut de son côté choisir entre 4te juste, 2de majeure ou 2de mineure.
On peut donc distinguer dans la résolution de la dominante une contrainte forte, une contrainte faible et un degré de liberté. La contrainte forte est la résolution de la sensible et de la 5te, la contrainte faible, celle de la 7e qui peut être mineure ou majeure, enfin, le degré de liberté est dévolu à la basse qui peut doubler la résolution de la sensible et de la 5te ou faire entendre une autre fondamentale à la 3ce inférieure.
La transposition de la cadence rompue
La cadence paraît tout à fait antinomique avec le principe de transposition puisqu’elle s’appuie sur des degrés fixes. Pourtant, la transposition de la cadence parfaite, réduite à son enchaînement principal V I et généralement renversé, est omniprésent depuis le XVIIe siècle, il s’agit de l’emprunt. La transposition de la cadence rompue semble de son côté ne pas faire partie du répertoire des possibles de la musique tonale. Pourtant, comment comprendre autrement le deuxième thème de la sonate Waldstein de Beethoven ?
Une analyse classique relèvera une cadence rompue sur ses degrés caractéristiques V et VI, suivie d’une transposition de celle-ci sur les degrés V/VI IV. On est donc obligé d’admettre la possibilité d’une transposition de la cadence rompue et c’est, je crois, le principe que Schumann va généraliser sous la forme de la dominante secondaire et de l’emprunt secondaire.
Une ébauche théorique
Ma proposition consiste donc à décrire la dominante secondaire et l’emprunt secondaire de Schumann comme la transposition et, le cas échéant, le renversement de la cadence rompue. Je postule que Schumann exploite l’autre résolution possible de la dominante dans laquelle la basse fait entendre une fondamentale à la tierce de la résolution de la sensible et de la 5te. Cet enchaînement peut se terminer sur un Ier degré, il s’agit dans ce cas d’une dominante secondaire, ou bien sur d’autres degrés, il s’agira alors de l’emprunt secondaire.
On constatera dans ces exemples deux choses : comme expliqué au premier paragraphe, la sensible et la 5te ont toujours la même résolution, et l’accord de résolution est toujours majeur. Il s’agit donc systématiquement de la transposition de la cadence rompue de tonalité mineure (dans laquelle on trouve un VIe degré majeur). Je pense que l’efficacité supérieure de cet enchaînement sur la cadence rompue de tonalité majeure (qui se résout sur un VIe degré mineur) réside dans la résolution de la fondamentale à la 2de mineure qui s’apparente ainsi à une sensible. On constate de façon empirique cette supériorité dans la littérature.
Chacun des enchaînements présentés plus haut peut être renversé. Dans ce cas, Schumann utilise non pas la 7e de dominante, mais la 7e diminuée.
Les emprunts secondaires sont rarissimes en tonalité mineure. On parlera néanmoins plus loin d’un très bel exemple tiré du concerto pour piano. Les contraintes restant les mêmes qu’en majeur, à savoir résolution de la sensible et de la fondamentale à la 2de mineure ascendante, les possibilités d’utilisation sont beaucoup plus ténues et se situent à la limite de la modulation au relatif puisqu’il s’agit de l’emprunt au IIIe degré.
J’ai pris comme exemple de la transposition de la cadence rompue le deuxième thème du premier mouvement de la sonate de la sonate Waldstein de Beethoven (la vingt et unième sonate pour piano de Beethoven, opus 53). On trouvera dans une section de transition du final un exemple parfait de dominante secondaire sur pédale de tonique. Est-ce un hasard ? Sans doute. Néanmoins, on pourra constater que cette idée de tirer profit d’une deuxième résolution possible de la dominante est déjà bien en germe chez Beethoven, même s’il l’utilisera finalement très peu.
Mesure 64, au deuxième temps, on peut voir cet accord contenant ré# et fa# placé entre un IInd sur pédale et un premier degré mesure 65. Selon notre analyse, ces deux notes forment la dominante sur fondamentale si, dominante de mi. Il manque à cet accord la fondamentale si et la septième la. L’analyse nous permet donc de reconnaître une dominante secondaire de do puisque ce dernier est bien un accord majeur et VIe degré de mi mineur. C’est bien une cadence rompue renversée (et incomplète) transposée, et donc une dominante secondaire.
On trouvera dans l’analyse de cet extrait un exemple de la méthode de démonstration de la validité d’une analyse tonale que j’encourage : toujours privilégier l’analyse qui préserve l’enchaînement des fonctions tonales habituel. C’est de cette façon que l’on expliquera le mieux les enchaînements, y compris surprenant, de la musique tonale et qu’on isolera au mieux les enchaînements qui n’en sont vraiment pas. Ces derniers sont très nombreux, mais rarement à l’endroit où le musicologue les attend. Les ponts de forme sonate chez CPE Bach, WA Mozart et J Haydn font bien souvent entendre des accords de sixtes conjoints descendants (on trouvera un superbe exemple dans la sonate 62 en mib majeur de Haydn Hob XVI : 52, mesures 11, 12 et 13) qui ne sont pas tonaux. Mais ces derniers ne présentent aucune aspérité à l’oreille moderne et ne font bien souvent pas l’objet de la moindre attention. Au contraire, durant les années 1830 à 1860-70 de nombreux enchaînements très surprenants seront hâtivement interprétés comme borderline. C’est une confusion qu’il faut à tout prix éviter, car c’est au contraire leur caractère hypertonal qui leur permet de générer cette surprise. En effet, le langage tonal, qui n’est qu’une normalisation cadentielle des enchaînements harmoniques (les enchaînements auparavant réservés à la cadence parfaite sont généralisés à la totalité du propos, seul le renversement des accords les distinguant désormais de la cadence), doit son immense succès à la capacité de prédiction qu’il offre à l’auditeur. Capacité de prédiction qui, si elle est détrompée par un enchaînement inattendu bien que toujours tonal, rend possible la surprise.
Ainsi, la surprise est bien souvent tonale tandis les enchaînements atonaux sont beaucoup moins efficace pour la générer. Ainsi se justifie selon moi la politique d’analyse “it’s always tonal, until it isn’t”, selon le principe inverse adopté pour les phénomènes aériens “it’s never aliens, until it is”.
Analyses en situation
Dichterliebe Op. 48.7 Ich grolle nicht
Dans ce lied, Schumann utilise un emprunt secondaire à la dominante que nous retrouverons dans le concerto ainsi qu’un emprunt au IVe degré. Voyez dans la première page les deux occurrences de l’emprunt secondaire à la dominante qui se présente ici sous sa forme renversée avec l’accord de septième diminuée caractéristique. Il permet à Schumann de l’inclure au sein d’une progression ascendante de la basse comme deuxième accord de passage après le IVe degré qui le précède. On a donc une grande fonction de dominante de deux mesures traversée de deux accords de passages, IV chiffré 6 et V/VII chiffré 7 barré. L’emprunt secondaire produit ici une surenchère expressive.
À la fin de la pièce, on trouvera un emprunt secondaire au IVe degré à l’état fondamental.
Concerto pour piano Op. 54
Le premier exemple tiré du concerto pour piano est assez passionnant parce qu’il utilise successivement les deux résolutions possibles de la dominante. On pourrait le considérer comme la démonstration théorique de l’origine de la dominante secondaire. Dans la première présentation du thème, à l’orchestre, on trouvera un emprunt à la dominante dont la résolution tout à fait convenue s’effectue sur un Ve degré chiffré 6/4, double appoggiature cadentielle de la dominante. Lorsque le piano à son tour fait entendre ce même emprunt, il le résout sur le IIIe degré. On peut défendre l’idée qu’il s’agit ici d’une modulation, l’argument est pour moi rendu irréfutable par le V degré de do majeur qui suit. Ce qui alimente l’idée qu’il est très difficile de faire un emprunt secondaire en mineur.
Dans l’animato qui suit immédiatement le deuxième thème, on trouvera une très belle dominante secondaire assez semblable à l’emprunt secondaire à la dominante que nous avons décrit dans Ich grolle nicht. Beaucoup ne verront ici qu’une double note de passage chromatique au sein d’un premier degré. On se contentera sans aucun mal de cette description en analyse que pour ma part je réserverais à une occasion plus explicite comme l’accompagnement du thème de la truite. J’encourage l’élève d’écriture à y voir plutôt une dominante secondaire, ce que l’écoute confirmera.
Adagio et allegro Op. 70
Dès la 5e mesure de l’Adagio, on trouvera un emprunt secondaire à la dominante assez fascinant. Schumann utilise ici la 7e diminuée qui correspond au renversement de l’emprunt secondaire, mais celle-ci est elle-même renversée dans une position rare de +6/5 barré. Ce choix se justifie par le mouvement conjoint de la basse qui commence à la mesure précédente : mib, fa, sol, et enfin la§, sib. On constate grâce à cet exemple, la grande plasticité de la dominante secondaire qui, tout comme son alter ego, s’adapte à toutes les positions.
Dans la dernière présentation du thème principal de l’Allegro, on retrouvera ce même renversement de l’emprunt secondaire à la dominante, précédé cette fois de la dominante secondaire renversée.
Nécessité, préfiguration et postérité
La pratique de l’improvisation révèle assez rapidement une grande vertu à la dominante secondaire et à l’emprunt secondaire : la possibilité qu’ils offrent d’harmoniser une anabase chromatique. On en prend immédiatement conscience à la lecture de Bewitched de Richard Rodgers.
Rappelons que, si la catabase chromatique est un pilier du répertoire baroque, l’anabase est beaucoup plus récente. Nous citerons celle, très fameuse, de Don Giovanni, ou encore celle du Scherzo du Songe d’une nuit d’été. Ces anabases sur pédale préfigurent les emprunts secondaires. On les trouvera généralement dans les sections de transition entre premier et deuxième thème de forme sonate. Voir par exemple le quintette pour deux violoncelles de Schubert.
Scherzo du Songe d'une nuit d'été Op. 61, Mendelssohn
Quintette pour deux violoncelles Op. 163, Schubert
L’utilisation postérieure de la dominante et de l’emprunt secondaires de Schumann peut être retrouvée chez Fauré dans ses fameux enchaînements +6 6 ou encore chez Ravel dont la dominante caractéristique est une dominante secondaire sur basse de dominante réelle.
Proposition d’exercice
L’harmonisation de la gamme chromatique ascendante m’apparaît comme un des meilleurs exercices qu’on puisse imaginer pour posséder le style Schumann. En mettant sur un pied d’égalité l’emprunt ordinaire et l’emprunt secondaire, la dominante ordinaire et la dominante secondaire, l’élève pourra les appréhender avec une certaine fluidité. Son vocabulaire harmonique s’en trouvera d’autant enrichi.
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